L’artifice de Tinland (1977)

expliqué par Crahay en 1988

Tinland examine trois sortes d’artifices : l’outil, la règle et le signe.              << Le signe entendu ici comme pensée symbolique dont le langage 

Chaque fois, il s’agit de montrer que l’artifice n’est pas assimilable à une production de la nature — c’est-à-dire qu’il n’est pas produit par un ensemble de nécessités cosmologiques et biologiques s’ajustant les unes aux autres — et qu’il a des effets humanisants sur son producteur par la libération et l’autonomisation qu’il entraîne par rapport à ces nécessités.

De toute évidence, l’outil n’est pas l’actualisation d’un schème pré-contenu naturellement dans le cerveau et la main. Mais il n’est pas davantage l’œuvre qu’une intelligence supérieure aurait produite en prolongement de l’emploi d’objets inorganiques par l’animal. Sa stéréotypie et sa permanence d’objet fabriqué et conservé hors de ses conditions d’utilisation le situent toujours déjà sur le fond de la transmission traditionnelle d’un geste et d’une forme.
Profondément culturel, il est peut-être le premier objet, puisque, dégagé des relations immédiates aux choses présentes qui donnaient sens à l’instrument animal, il devient support d’une multiplicité virtuelle de relations organisées symboliquement. Autrement dit, son sens, ses sens, lui viennent du système de ces relations.
Son effet humanisant consiste à transmettre cette systématicité nouvelle : il canalise les gestes de l’homme (virtualisation de la fabrication) et, par-delà, soumet son comportement à une régulation non plus naturelle mais culturelle (à la division sociale du travail, par exemple).
Parmi les artifices, il est sans doute celui qui occasionne le dépassement le plus palpable des contraintes biologiques.

L’auteur s’attache ensuite (chapitre iv) à montrer que la règle n’est d’aucune façon la reprise d’un ordre naturel et il insiste sur le manque de régulation biologique dans le rapport de l’homme à ses congénères. Pourtant, si une lacune ne produit rien, la production de la règle doit bien trouver dans la nature des conditions favorables, quoique toujours non suffisantes.
Tinland reprend ici l’analyse lévi-straussienne, laquelle raccroche finalement la culture à la logique binaire inhérente à l’esprit et même au fonctionnement cérébral humain, mais sans pour autant reconnaître avoir par là réintégré la culture dans la nature.
Il refuse en effet de négliger la diversité au profit de l’invariance des traits spécifiques de la pensée, précisément parce que la diversité est l’une des marques de la singularité et de l’originalité de l’existant humain.
Soulignons avec l’auteur, et sans qu’il soit besoin de nous y étendre, la soumission des processus biologiques à l’extériorité d’une normativité qui leur permet de fonctionner tout en les intégrant à un monde symbolique dont la systématicité ne dépend pas.

Considérons enfin cette pensée symbolique et plus particulièrement le langage. Lui non plus ne trouve pas dans la nature les conditions suffisantes de son apparition ; lui aussi est toujours déjà transmis par une tradition. Bien qu’il semble constituer une capacité véritablement naturelle de l’homme, il ne relève pas d’un organe spécifique mais bien d’une surdétermination fonctionnelle (c’est-à-dire qu’il se donne à lui-même ses propres conditions) : il n’est naturel à l’homme que dans la mesure où l’organisme humain est lui-même un artefact.
À nouveau on peut rechercher les déterminations naturelles positives que le langage a mises à profit (la capacité associative, par exemple, même pas propre à l’homme) mais toujours on bute sur la discontinuité radicale de la systématicité linguistique. C’est d’un seul coup que tout se met à signifier.

Pour finir, Tinland décrit quelques traits de ce mode d’être qu’on peut caractériser comme subjectivité. Produit de ses propres productions parmi lesquelles le langage, elle est venue à l’être en marge des processus naturels et n’y a plus trait que de façon immédiate.
Le sujet naît de la rencontre entre une individualité naturelle et un système de signes, transmis traditionnellement, qui informe cette individualité. Le moi n’accède à l’être que par rapport à un toi et à un lui. Ainsi l’homme n’accède pas à la modalité humaine d’existence en tant qu’individu biologique, doté par la nature d’une capacité créatrice ou artificielle (capacité de produire des outils, des règles et des symboles) : il a besoin d’être éduqué et informé par une tradition, il a besoin de la médiation d’autrui (c’est là presque un pléonasme).

En l’homme, il y a un manque d’information naturelle et peut-être est-ce dans cette lacune d’organisation que se joue la liberté comme autonomie au sens kantien, comme capacité de construction d’un monde cohérent.

Tout le livre récuse la démarche qui consisterait à rendre compte de l’homme par un principe substantiel ontologiquement différent de ceux auxquels se rattachent les phénomènes de la nature, qui distinguerait par exemple l’Esprit de la Matière-Énergie.

L’auteur propose ce qu’on pourrait appeler une ontologie de la forme : les étants tirent leurs propriétés fondamentales de leur mode de structuration, d’organisation ou d’information. Tel est bien le sens de la différence anthropologiques : les processus qui informent l’être culturel qu’est l’homme fonctionnent selon d’autres principes que ceux qui informent les êtres naturels.

La nature se définit comme un certain mode de donation et de réplication de la forme. Les morphogenèses naturelles sont régies par le jeu du hasard et des nécessités qui amènent lentement les formes naturelles à s’ajuster entre elles.

Il faut que la nécessité l’emporte pour stabiliser ces équilibres en assurant la répétitivité cyclique des morphogenèses en question. Elle opère dans le génome de chaque individu qu’elle conforme à un type spécifique. C’est cette nécessité que le vivant humain a dépassée grâce à l’artifice, en tant que médiateur d’un autre mode de l’information. Les individus vivants en général sont individuellement ouverts à une information a posteriori, non génétique. Mais l’homme, lui, a réussi à la communiquer à autrui. Comment, cela reste in-élucidable. C’est cela qu’on appelle tradition, c’est cela l’essence de la règle (la règle est toujours un interdit, quelque chose de reconnu inter-subjectivement), c’est cela qui fait que les choses deviennent des objets dans un réseau symbolique systématique.

Choses, elles n’étaient que des corrélats de fonctions biologiques : chaque chose n’avait de signification qu’en rapport à un seul individu disposé de telle façon par rapport à son environnement à un moment du temps.

Elles n’étaient pas supports de tout un réseau de relations possibles à d’autres individus et à d’autres moments. Et c’est de là aussi que naît l’histoire : des événements survenus et des actions accomplies interviennent à côté du programme génétique pour structurer l’existence et le rapport de l’homme au monde.

Mais ne serait-il pas enrichissant de regarder la nature elle-même du point de vue de l’historicité, de la non répétitivité, de la diversité, de la complexité de causalités rétroactives ; de la communication d’informations entre étants, et ce, non seulement par le biais génétique.

Parmi d’autres nouvelles idées en biologie, on pourrait réfléchir par exemple sur l’auto-organisation des systèmes naturels telle que la décrit Henri Atlan : chaque vivant réussit à intégrer de l’information à sa propre organisation, chaque vivant est une machine à donner du sens. Chaque vivant est pour une part hétéronome, recevant ses principes d’organisation d’un programme génétique ou d’une tradition, et pour une part autonome : chacun a son histoire propre, chaque être humain sa voie d’accès à l’humanité. Il n’est pas du tout impossible de rapprocher culture et nature à partir d’une théorie générale de la communication ou de l’information sans négliger la diversité des formes produites au profit de quelques traits invariants élémentaires.

Tinland rapporte la différence anthropologique à une césure entre deux modes de transmission de l’information : naturelle et traditionnelle. Mais pourquoi cette césure aurait-elle un sens que ne posséderaient pas les autres différences entre types de morphogenèses ?
Un seul argument, constamment repris, est invoqué pour justifier l’idée selon laquelle la modalité non génétique de transmission de l’information opère une différenciation véritablement ontologique : à savoir la rupture de la répétitivité.
Ce n’est pas convaincant au regard des immenses différences de rythme repérables partout dans la nature (pour ne parler que des temporalités propres à l’histoire de l’univers et à celle de la terre). On pourrait parfaitement analyser d’autres ruptures de répétitivité.
Tinland se voit finalement reconduit à décrire l’originalité irréductible des productions artificielles de l’homme — particulièrement celle de l’ordre symbolique — qu’il avait explicitement présupposée au départ. Nous ne sortons pas de ce constat et il n’y a aucun moyen de le questionner.

D’accord pour admettre que l’homme ne se réduit pas à des mécanismes naturels au sens justement mécaniste que l’on donne à cette réduction, on ne se trouve pas autorisé pour autant à tenir les analogies entre modes humain et non humain de transmission de l’information pour moins significatives que la relative indépendance de leurs systématicités respectives.

Anne Crahay, 1988

Frank Tinland, La différence anthropologique.
Essai sur les rapports de la nature et de l’artifice (Analyse et raisons). Un vol. 23 x 14 de 454 pp. Paris, Aubier-Montaigne, 1977.